IL Y A LONGTEMPS QUE JE T'AIME...

(HOW COULD I FORGET THEE?)

De LEA

Traduit de l'américain par Annik

Chapitre 10

 

— Voilà, j’ai préparé l’assiette de Catherine. Et toi, Vincent, qu’est-ce que tu veux manger ? Hé, Vincent !

Tiré en sursaut de ses pensées, Vincent s’aperçut qu’il se trouvait devant le buffet et adressa un sourire d’excuse au cuisinier des tunnels.

— Désolé, William, j’étais un peu… distrait.

— Après une pareille danse, c’est compréhensible que tu n’aies pas la tête à la nourriture. C’était vraiment merveilleux à voir, ajouta le gros cuisinier, l’œil rêveur. Mais maintenant il faut que Catherine mange. Voilà pour elle, et voilà pour toi, dit-il en lui tendant une deuxième assiette.

Vincent le remercia et repartit, pressé de retrouver Catherine. Il retint un soupir quand une minuscule vieille dame, vêtue avec une élégance stricte et un peu démodée, lui barra le chemin, le forçant à s’arrêter.

— Puis-je te dire un mot, Vincent ?

— Tout de suite, miss Richmond ? demanda-t-il, désignant du regard les deux assiettes qu’il transportait.

— Oui, tout de suite, ce ne sera pas long.

On ne contrariait pas miss Richmond et Vincent la suivit docilement jusqu’à un coin tranquille, se demandant de quoi il pouvait bien s’agir. Plus tôt dans la soirée, il avait présenté Catherine à la vieille dame, bibliothécaire maintenant en retraite qui, pendant des années, avait fourni le monde des tunnels en livres mis au rebut. Pour les gens d’En-Bas, aucun livre n’était jamais trop démodé, ni trop abîmé, et miss Richmond avait montré à tous ceux qui le désiraient comment réparer et relier les volumes endommagés, afin de leur assurer une longue vie. Vincent avait été un de ses élèves, pas le plus habile à cause de ses griffes, mais certainement un des plus appliqués, et la vieille demoiselle était un professeur exigeant, mais plein de patience. En montrant aux enfants comment prendre soin de l’enveloppe matérielle des livres, elle leur avait aussi appris à aimer et à respecter les trésors de beauté et de connaissance qu’ils renfermaient. Et si Vincent était reconnaissant à tous les Amis qui procuraient à sa communauté de quoi vivre, il gardait quand même dans son cœur une place spéciale pour miss Richmond et lui sourit, prêt à écouter attentivement ce qu’elle avait à lui dire.

— Tout d’abord, Vincent, je veux te dire à quel point cela me fait plaisir que tu aies trouvé quelqu’un. Ta Catherine est une jeune personne tout à fait charmante. Mais il faut que je te gronde, aussi, jeune homme ! Comment se fait-il que je n’aie pas été invitée au mariage ?

Vincent, pris de court, ouvrit la bouche pour répondre, mais la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

— Humph, c’est bien ce que je pensais ! Tu ne l’as pas encore épousée ! Vincent, je suis désolée d’avoir à te le dire, mais tu me déçois beaucoup !

— Mais, miss Richmond… fut tout ce qu’il parvint à articuler. Il avait l’impression d’être redevenu le petit garçon de douze ans qui soumettait au jugement sévère de miss Richmond des tentatives de reliures régulièrement ratées.

— Oh, je sais bien, poursuivit-elle. La décence de nos jours n’est plus ce qu’elle était. Beaucoup de couples ne se marient pas avant leur deuxième ou troisième enfant. S’ils se marient. Mais j’espérais quand même que toi tu aurais de meilleurs principes que cela.

Vincent hocha la tête, totalement désemparé. Avec l’âge, miss Richmond était devenue un peu dure d’oreille, pour dire les choses gentiment, et pour le moment il ne se sentait pas capable de lui expliquer toute l’histoire. Comme si elle allait le laisser parler, de toute façon. Le sermon n’était pas fini.

— Si tu veux mon avis, Vincent, je crois qu’il est grand temps pour toi d’assumer tes responsabilités, et de faire de Catherine une honnête femme. Tu ne voudrais pas donner le mauvais exemple à tous les jeunes gens qui sont ici, n’est-ce pas ? Elle sourit en voyant son air découragé. Allons, je vais te laisser partir, maintenant, mais promets-moi que tu vas y réfléchir.

C'était là une promesse qu’il pouvait faire.

— Oui, miss Richmond.

Elle lui tapota le bras.

— Parfait. Et maintenant va vite porter son dîner à ta charmante jeune amie. Dans son état, c’est important de manger à des heures régulières.

En repartant à travers la salle, Vincent souriait tout seul en pensant à l’erreur de la vieille dame. Embarrassant, mais compréhensible…et soudain, l’énormité de la chose le frappa en plein. Non seulement une vieille fille conservatrice et un peu rigide comme miss Richmond était capable de l’imaginer, lui, Vincent, responsable de la grossesse de Catherine, mais l’idée ne la faisait même pas sourciller ! La seule chose qui avait l’air de la déranger, c’était que le bébé puisse  naître hors des liens du mariage.

Les liens du mariage ! Vincent secoua la tête, sous le choc. À peine avait-il commencé à s’habituer à des possibilités jusque-là inimaginables qu’une autre surgissait pour l’entraîner encore un pas plus loin. Un pas si gigantesque que rien que d’y penser, il en avait la tête qui tournait.

Pas maintenant ! S’efforçant de respirer calmement, il retourna vers Catherine, qui l’accueillit d’un sourire radieux.

— Vincent, tu m’as manqué !

— Toi aussi, Catherine. C’était la vérité. Même cinq minutes sans la chaleur de sa présence lui semblaient une éternité. Ce soir, il ne voulait pas quitter Catherine une seule seconde.

— Qu’est-ce que voulait miss Richmond ? Elle n’avait pas l’air très contente. Tu ne t’es tout de même pas remis à la reliure ?

Vincent réalisa que Pascal était là lui aussi, en compagnie de Rébecca, et sourit au maître des tuyaux.

— J’y ai renoncé il y a des années. Vous étiez bien meilleurs que moi, tous les deux.

Rébecca se mit à rire.

— Tu n’étais pas si mauvais que ça ! Elle avait juste du mal à accepter que tu refuses de te servir du bon outil pour couper le carton.

Vincent rit à son tour et montra ses griffes.

— J’avais des outils plus efficaces. Même si elles me gênaient aussi, parfois. Et de plus, la colle et la fourrure ne font vraiment pas bon ménage !

Attendrie, Catherine les écouta évoquer leurs souvenirs d’enfance. Elle avait cependant remarqué que Vincent s’était arrangé pour ne pas répondre à la question de Pascal et se demanda de quoi la vieille demoiselle lui avait parlé, d’un air qui lui avait semblé plutôt sévère. Quelque part elle était sûre que cela concernait leur relation, et Vincent avait paru vraiment troublé !

Même maintenant, il semblait perdu dans ses pensées, laissant ses amis entretenir la discussion tandis qu’il mangeait d’une façon mécanique, sans accorder la moindre attention à ce qu’il y avait dans son assiette.

Vincent faisait de son mieux pour s’intéresser à la conversation, mais ne parvenait pas à chasser de son esprit l’extravagante suggestion de la vieille bibliothécaire. Elle avait dit qu’il devait… épouser Catherine. S’unir à elle selon la coutume des tunnels, comme l’avaient fait Kanin et Olivia. Il se rappelait la Grande Salle ce jour-là, aussi brillamment illuminée qu’elle l’était ce soir, lui aux côtés de Kanin, en tant que garçon d’honneur et Olivia, ravissante dans sa robe des tunnels couleur crème, qui marchait lentement vers l’homme qu’elle aimait. Le souvenir laissa place à un rêve éveillé, ce n’était plus Olivia qui portait la robe de mariée, mais Catherine, et c’était vers lui qu’elle se dirigeait, un sourire radieux sur son visage… Non ! Jamais cela ne pourrait être !

Jamais ? Tant de choses qu’il croyait impossibles s’étaient déjà produites… et personne à part lui ne semblait surpris qu’une jolie femme recherche sa compagnie, vienne à la Fête de l’Hiver à son bras et ne danse qu’avec lui. Visiblement, personne à part lui ne paraissait choqué à l’idée qu’il puisse avoir… ce genre de relation. Ni les habitants des tunnels, ni leurs Amis d’En-Haut, et pas même Père ! N’avait-il pas dit que leur valse était le grand moment de la soirée ? C’était certainement le cas pour Vincent. Du moins jusque ici… se dit-il, surpris de sa propre audace. Leur valse avait été un moment de perfection, Catherine toute à lui, miraculeusement à lui, tandis qu’ils dansaient, ne faisant plus qu’un. Que pouvait-il demander de plus ? Et pourtant, tout au fond de lui, il savait qu’il en voulait plus, et qu’il l’obtiendrait avant que la nuit ne se termine… Et qui pouvait dire ce que l’avenir leur réservait ?

Les limites qu’il s’était imposées s’effaçaient, bientôt il n’y en aurait plus trace, et il devait s’avouer que cela ne le tracassait pas vraiment. Même la grossesse de Catherine ne lui semblait plus un problème. Catherine ne jouerait pas avec ses sentiments et Vincent était sûr que jamais elle n’aurait laissé les choses aller si loin entre eux si elle avait toujours été… liée à quelqu’un d’autre. Qui que puisse être le mystérieux géniteur de son enfant, il ne paraissait plus faire partie de sa vie.

Même si beaucoup de ses certitudes s’étaient effondrées, Vincent était encore fermement convaincu qu’il ne pouvait ni ne devait avoir d’enfant, mais il y avait d’autres façons d’être père, et l’enfant de Catherine allait avoir besoin d’un père. Est-ce que cela pourrait être la raison de cette mystérieuse connexion qui le reliait au bébé ? S’il s’unissait à Catherine, cet enfant deviendrait le sien. Ils formeraient… une famille.

— Aïe ! Le cri de Catherine le sortit de son rêve éveillé. Elle se frottait le bas du ventre d’un air indigné. Sale bête ! protesta-t-elle en direction de son ventre, qui semblait soudain agité d’une forte houle.

— Catherine ! Vincent avait l’air si choqué qu’elle regretta instantanément ses mots. Elle tapota gentiment son abdomen pour s’excuser.

— D’accord, ce n’est pas grave, mon chéri, mais si tu pouvais éviter à l’avenir de taper si fort à cet endroit-là…

— Est-ce qu’il t’a fait mal ? s’inquiéta immédiatement Vincent. Elle le rassura d’un sourire.

— Non, pas vraiment. C’est surtout que j’ai été surprise. Le Petit Bonhomme était très calme depuis notre valse, et voilà que d’un seul coup il décide de se réveiller.

— Ça, on peut dire qu’il est réveillé, pouffa Rébecca, fascinée par le ventre en mouvement. On dirait qu’il y a un match de football là-dedans.

— C’est l’effet que ça me fait, répliqua Catherine.

Et soudain, la grande main chaude de Vincent vint se poser sur la masse agitée.

— Je dirais plutôt basket ball. Il saute, dit-il doucement.

Pascal et Rébecca échangèrent un coup d’oeil surpris, et quand ils regardèrent Vincent, il les observait avec l’ombre d’un sourire, la main tranquillement posée sur Catherine.

Catherine était si émue qu’elle avait du mal à respirer. Vincent était resté silencieux un moment, plongé dans ses pensées, et cela l’avait un peu inquiétée. Elle le connaissait bien, lui et sa tendance à l’excès de réflexion, et elle en était venue à se demander s’il regrettait d’avoir laissé trop d’intimité s’établir entre eux. Un pas en avant, deux pas en arrière, c’était typique de Vincent ! Elle avait même commencé à se préparer à l’inévitable… Et voilà qu’au lieu de mettre de la distance entre eux, il la touchait de cette façon familière devant ses amis, en un geste plein d’assurance et parfaitement naturel, comme si c’était la chose la plus normale, la plus légitime qui soit. Mais Catherine savait que si Vincent franchissait une pareille barrière en public, cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose : il avait pris une décision. Elle chercha son regard et le trouva plein de fierté et de certitude…

Une petite voix aiguë les fit sursauter.

— C’est le bébé qui bouge ? Je peux toucher ?

— Moi aussi ! Les jumeaux Greene étaient près de la chaise de Catherine et tendaient des mains avides.

— Becky, Vinnie ! gronda leur mère en les rattrapant, suivie de peu par Sam.

— Non, pas de problème, dit Catherine. Vous pouvez toucher à condition d’ y aller doucement.

Vincent poussa un peu sa main  pour leur faire de la place, mais chacun remarqua qu’il ne la retirait pas. Les gamins poussèrent des cris excités en sentant les mouvements du bébé sous leurs paumes.

— Il danse ! Est-ce que notre bébé à nous va danser comme ça aussi, maman ? demanda Becky.

— Oui, ma puce, dans quelques semaines, quand il sera assez grand, répondit Karen. Mais il ne dansera sûrement pas autant que vous deux. J’avais l’impression d’héberger Fred Astaire et Ginger Rogers, plus tout le corps de ballet des Ziegfeld Follies.

Vinnie fixait la main de Vincent posée près de la sienne.

— Est-ce que le bébé va être comme Vincent ? demanda-t-il soudain.

Il y eut un moment de silence embarrassé, jusqu’à ce que Catherine se décide à répondre, d’une voix très calme.

— Si c’était le cas, ce serait un magnifique bébé. Elle entendit le son d’une brusque inspiration et leva les yeux vers ceux, choqués, de Vincent. Oui, magnifique, insista-t-elle doucement.

Un autre lourd silence suivit, qui fut rompu par Karen.

— On ne peut pas savoir avant la naissance comment sera un bébé, mon chéri, dit-elle à son fils.

— Alors peut-être que notre bébé à nous va ressembler à Vincent ? fit Becky, pleine d’espoir.

— T’es bête, il peut pas ! la rabroua son frère.

— Magnifique ou pas, je ne suis pas sûr que j’apprécierais, intervint Sam. Surtout ne le prends pas personnellement, Vincent, ajouta-t-il avec un grand sourire qui détendit l’atmosphère.

Catherine fut soulagée d’entendre le rire de Vincent.

— Non, rassure-toi, répondit-il.

— Oh, non ! Le bébé ne bouge plus ! Pourquoi ? se désola Becky

— Il s’est endormi. La main de Vincent lui fait toujours cet effet-là, répondit Catherine qui posa la main sur celle de Vincent, affirmant à son tour ses droits sur lui.

D’un commun accord, la conversation dévia vers des sujets moins délicats et une date fut convenue pour le dîner chez les Greene, dès la semaine suivante. Père n’allait sûrement pas être ravi qu’ils se rendent en haut et plus ils attendraient, plus la grossesse de Catherine lui fournirait un bon argument pour refuser.

Vinnie fila soudain sans prévenir, instantanément imité par sa sœur, et leurs parents, non sans  un soupir de lassitude, les suivirent vers l’autre côté de la pièce où Sebastian avait commencé à faire ses tours de magie pour un cercle d’enfants aux yeux écarquillés. Rébecca les accompagna et Pascal ne tarda pas à s’excuser.

— Il faut que j’aille vérifier les tuyaux. (Il regarda Catherine, une petite étincelle dans les yeux.) Juste pour m’assurer que tout est… en ordre !

Elle lui sourit.

— Tu as raison, on ne sait jamais ! Et au fait, est-ce que quelqu’un a eu des nouvelles de Narcissa ? Elle ne va pas venir ?

Vincent leva un sourcil étonné. Il semblait y avoir une plaisanterie connue seulement de Catherine et de Pascal dans leur échange au sujet des tuyaux, mais ce qui l’étonnait, c’était que Catherine connaisse Narcissa. La vieille magicienne se mêlait très peu à la population des tunnels, préférant les sombres profondeurs de son propre domaine.

— Bien qu’elle nous rende parfois visite à d’autres moments, il est rare que Narcissa vienne à la Fête de l’Hiver, répondit-il. Trop de lumière et de monde la mettent mal à l’aise. Elle dit que la solitude et l’obscurité sont nécessaires à la pratique de son art. Mais elle est l’une d’entre nous et, à sa manière, elle travaille à protéger notre communauté.

 

Chapitre 11

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